7 août 1960 : la Côte d’Ivoire accédait à l’indépendance. Comme toujours, la musique était là pour accompagner le mouvement. Soro Solo a choisi et commenté cinq titres, devenus des classiques, emblématiques de cette première décennie.
En Côte d’Ivoire, comme dans l’ensemble des territoires du continent africain, avant la rencontre avec l’Europe, les musiques étaient exclusivement acoustiques. La scène musicale ne se cloisonnait pas entre des murs. Elle occupait les espaces ouverts des divers évènements qui rythment la vie sociale. Rituels sacrés de funérailles, consécration des générations de jeunes à l’entrée et à la sortie de leur cycle d’initiation, célébration des naissances ou des mariages, accompagnement des travaux champêtres, fête des récoltes, tout était (et le demeure dans certains endroits) soutenu par la musique. Les orchestres de musique de pur « divertissement » sont nés de la rencontre avec les Européens.
Les musiques urbaines, en Côte d’Ivoire comme partout ailleurs en Afrique, se sont nourries d’instruments et de genres européens pour développer une création moderne d’inspiration traditionnelle. Jetons un coup d’œil dans le rétroviseur pour revenir sur quelques titres emblématiques de la création musicale ivoirienne des cinq dernières décennies, et sur les figures qui les ont engendrés. Une sélection subjective, et forcément non exhaustive.
Les années soixante
À son accession à la souveraineté nationale en 1960, pour développer la musique, le gouvernement ivoirien offre aux principaux départements du pays des formations modernes dotées d’instruments électriques. Ces « Orchestres Départementaux », fonctionnarisés, animaient les manifestations administratives et les fêtes populaires. Parallèlement à ces orchestres d’État, on voit apparaître dans les villes naissantes des formations musicales privées telles que l’orchestre du Conseil de l’Entente de Mamadou Doumbia, l’Ivoiry Band d’Anoman Brouh Félix, mais aussi le duo féminin Les Sœurs Comöe, le couple Allah Thérèse et N’Goran la Loi, ou encore Yao Jean-Baptiste et sa chorale.
Trio De L’Entente Mamadou Doumbia – Super Bebe
Auteur, compositeur, guitariste et chanteur, Mamadou Doumbia fait partie de la première génération de musiciens d’après l’indépendance. En 1962, il crée le Trio de l’Entente rebaptisé plus tard « Orchestre du Conseil de l’Entente ». Un an plus tard, il compose sa première chanson en « dioula » sa langue maternelle. Pétrie de sagesse mandingue, cette chanson affirme que « le destin est comme une ardoise sur laquelle on écrit et qu’on ne peut effacer ». Toujours en 1963, il réalise « Super bébé » son plus gros tube de la décennie. Une berceuse jouée sur un rythme afro-cubain pour faire danser les adultes et consoler les bébés en pleurs. Sur scène, le public est subjugué par son guitariste imitant les cris de bébé.
Figure emblématique de la scène ivoirienne des années 1960, Mamadou Doumbia se distingue avec « l’estomiase » un style de danse basé sur les rythmes, les mélodies et les danses mandingues.
Allah Thérèse & N’Goran la Loi – Indépendance
Chanteuse traditionnelle et lead vocal originaire du village de Gbofia dans la sous-préfecture de Toumodi (Centre de la Côte d’Ivoire), Allah Thérèse est l’égérie d’un genre local dénommé Agbirô. Dans les années 1950, elle rencontre Béhibro N’goran dit « N’Goran la Loi » dans une manifestation funéraire. Ce dernier joue de l’accordéon et est aussi le chanteur principal d’un groupe du même genre dans son propre village. Ils s’unissent pour la scène et pour la vie, l’une chantant et l’autre l’accompagnant à l’accordéon. En 1956, ils enregistrent « Ahoumo N’Seli », leur première œuvre commune.
L’ensemble de leurs productions chantent le « Fo’ndi » (la paix en langue baoulé) et leurs compositions évoquent régulièrement les leaders de l’indépendance ivoirienne, à commencer par Félix Houphouët-Boigny, le premier président de la Côte d’Ivoire libre, mais aussi d’autres figures comme Ouezzin Coulibaly, Marie Koré ou Philippe Yacé.
Sur scène, le couple apparaît toujours drapé d’un pagne en coton tissé imprimé de symboles traditionnels baoulé. Portant toujours la même coiffure appelée « Akôrou Koffié » (la femme de l’araignée en baoulé), le visage barré d’un sourire permanent, Allah Thérèse court le plateau d’un pas alerte qu’on a appelé la « démarche de la perdrix des savanes », agitant son chasse-mouches pour conjurer les mauvais esprits. « Indépendance », témoin de l’accession à la souveraineté nationale de la Côte d’Ivoire est certainement leur plus gros tube.
Après le décès de son mari N’Goran la loi le 20 mai 2018, Allah Thérèse prend sa retraite à plus de 80 ans, après avoir été avec son mari distinguée Chevalier de l’Ordre du Mérite Ivoirien en 2012.
Jean-Baptiste Yao – Ode à Houphouët-Boigny
Jean-Baptiste Yao serait né vers 1917 ou 1919 à Tiassalé, au cœur de la Côte d’Ivoire. Cet instituteur, amateur de musique, a appris à jouer de l’accordéon avec un colon français dans sa ville natale. Tous les soirs après les classes, son passe-temps favori c’était d’égayer sa famille en reprenant les chansons populaires baoulé, tout en initiant ses enfants au chant.
À l’époque, à l’occasion de la commémoration des festivités de l’indépendance du pays, la jeune télévision ivoirienne, créée en 1963, organisait le « Concours National du Chant Patriotique » auquel musiciens professionnels ou amateurs pouvaient participer.
En 1966, Jean-Baptiste Yao remporte le premier prix de l’édition baptisée « Sixième Sillon » avec « Ode à Houphouët-Boigny ». Cette chanson, en français et en baoulé, revient sur six années d’indépendance de la Côte d’Ivoire tout en remerciant le président Félix Houphouët-Boigny d’avoir tenu les promesses de ladite indépendance. Jean-Baptiste Yao, décédé en 1992, laissera à la postérité une seule œuvre, un soupçon flagorneuse certes, mais demeurée dans l’esprit des Ivoiriens comme un deuxième hymne national.
Les Soeurs Comoé – Abidjan Pont Sous
Madiara et N’goran Mariam, natives de M’Bahiakro dans la première grande région de production de café-cacao, doivent leur surnom « Sœurs Comoé » à leurs voix, fraîches et claires comme l’eau du fleuve Comoé.
En cette aube des années 60, leur apparition sur la scène des musiques modernes flanquées d’une guitare a choqué l’opinion publique qui ne pouvait admettre que des femmes se dévergondent en s’affichant avec des « instruments de blancs », comme le faisaient les hommes.
Malgré l’enfer du regard des bien-pensants, elles persistent et signent un florilège de chansons populaires contant l’amour, la solidarité ou les proverbes.
Elles furent dédouanées et acceptées par l’opinion publique quand Mathieu Ekra, à l’époque ministre de l’Information de la Côte d’Ivoire, les présente sur scène en 1964 à l’occasion du grand prix de la chanson ivoirienne, au centre culturel de Treichville.
La musique des sœurs Comoé constituait le menu du réveil national de Radio Côte d’Ivoire pendant toute la décennie 60. Leur titre fétiche demeure « Abidjan Pont Sous » (sous le pont d’Abidjan, en baoulé).
Anoman Brouh Felix – Anai
Né à Adzopé, dans l’une des régions des plus grandes productrices de café-cacao, Anoman Brouh Félix n’a que dix ans quand il perd ses parents. Ses oncles du village le confient à un membre de la famille à Abidjan la capitale où il devient apprenti tailleur.
Les week-ends, avec sa bande d’adolescents, il ratiboise les dancings de bals populaires. Le jeune Anoman Brouh est fasciné et intrigué par la guitare électrique qui n’a rien à voir avec l’arc à bouche de son ethnie Attié (instrument monocorde en forme d’arc se joue en tapant sur la corde tendue et en modulant les notes avec la bouche).
Anoman décide de s’initier à la guitare et se lie d’amitié avec un « grand-frère » du quartier qui lui prodigue les rudiments de l’instrument. À ses heures libres, l’adolescent travaille sans relâche son instrument fétiche et atteint rapidement un niveau suffisamment élevé pour assurer, à dix-huit ans, des remplacements, du guitariste de son quartier.
Avec cette formation il développe ses connaissances musicales et son jeu de guitare et finit par abandonner son métier de tailleur pour monter à l’aube des années 60, son orchestre personnel, Ivoiry Band.
Anoman Brouh Félix s’inspire des rythmes de son terroir qu’il transpose sur sa guitare électrique assortie de syncopes, d’arpèges et de solos scintillants. Ses textes reprennent les proverbes qui usent du monde du bestiaire pour dénoncer les abus des pouvoirs traditionnels et racontent le quotidien des planteurs de café-cacao. Sa popularité déborde la capitale et gagne toutes les grandes villes naissantes. L’orchestre d’Anoman Brouh Félix est la première formation musicale du pays à se doter d’un véhicule et parcourir les quatre coins de la Côte-d’Ivoire avec son orchestre.
À la fin des années 60, la déferlante de la mode pop-musique et l’émergence des petites formations de pop-rock à Abidjan, démode les orchestres d’inspiration traditionnelle comme celui d’Anoma Brou Félix. Ce dernier émigre en France à l’aube des années 70, où il crée la danse « le Mamy». À son retour au pays après environ trente ans d’exil, il ne retrouvera plus le panache de ses débuts. Mais tout le pays se souvient avec nostalgie de ce pionnier de la musique moderne ivoirienne qui a fait danser l’ex première dame Marie Thérèse Boigny sur des titres comme « Mon cœur l’OCAM » ou encore « Anai ».